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emmanuel lascoux

  • Odysseus/Ulysse. 6. Prendre soin.



    A part les jeunes générations (et ce n’est pas forcément de leur fait), tout à chacun peut résumer d’une phrase l’Odyssée d’Homère : c’est l’histoire du retour d’Ulysse chez lui après la guerre de Troie. En disant cela, on a l’impression que ce n’est qu’au dernier chant, le XXIV°, qu’Odysseus/Ulysse arrive enfin à Ithaque. En fait, c’est dès le chant XIII qu’il est sur le sol même d’Ithaque. Arrêtons-nous sur ce chant XIII.

    Odysseus/Ulysse a échoué chez les Phéaciens, des navigateurs hors-pairs. Après qu’il leur ait raconté ses aventures, le roi, Alkinoos, lui promet qu’il sera ramené directement chez lui et qu’il en sera fini de ses errances. Tout est préparé, car le voyage sera long (on suppose que le royaume des Phéaciens est lointain, très lointain, quelque part…) : on embarque nourriture, boisson, vêtements, couvertures, et on installe sur le bateau un coin bien tranquille et bien confortable pour Odysseus/Ulysse qui sera endormi le temps du voyage. C’est toujours endormi que l’équipage le dépose sur le rivage avant de repartir et de subir les foudres de Poséïdon, les pauvres, car Poséïdon s’était promis que jamais, au grand jamais, Odysseus/Ulysse ne remettrait les pieds à Ithaque.

    Avant de poursuivre, rappelons dans quelles circonstances on a lu l’Odyssée pour la première fois, pour la deuxième fois, pour la troisième fois, etc. : on était une toute petite fille, dans la grande solitude d’après-midis interminables au cours desquelles il était plus que conseillé de ne pas faire de bruit voire de se faire oublier. De ce fait, Odysseus/Ulysse était comme un ami qu’on retrouvait chaque jour et avec qui on pouvait passer du temps, se sentant ainsi moins seule.

    Comme on en rêvait, de l’île des Phéaciens ! Mais où donc pouvait-elle être ? Mais comment pouvait-elle être ? Lointaine, c’était certain ; ensoleillée, c’était plus que sûr… Etait-il possible qu’un lieu si parfait, que des gens si gentils, puissent exister sur cette Terre ? A moins qu’elle se situe dans une sorte de monde parallèle ? Si on n’avait pas déjà su avec certitude que l’histoire avait pour cadre la Méditerranée, on aurait même pensé qu’il s’agissait d’une planète située à des années-lumière et que cet endormissement avait permis d’abolir le temps sinon Odysseus/Ulysse serait mort et ratatiné depuis des lustres au moment de l’arrivée à Ithaque…

    Ah ! quelle belle histoire ! Ces gentils Phéaciens qui rassurent Odysseus/Ulysse… qui le comblent de cadeaux… qui l’installent dans le plus grand confort sur le bateau… qui le rassurent en lui disant que bientôt il serait bientôt chez lui… qui ne cessent de lui répéter que tous ses ennuis seront bientôt terminés et qu’il peut compter sur eux… Dans ce passage du dernier voyage d’Odysseus/Ulysse, il y avait tant de compréhension de la souffrance d’Odysseus/Ulysse qui avait raconté tellement il en avait bavé. Et tant de douceur aussi ! Ne voit-on pas le roi des Phéaciens lui-même tout arranger sur le bateau ! Tous les Phéaciens s’y mettent car ils se sentent tous concernés et chacun y va de sa part. Tout s’organise sans agitation et sans bruit. Notre ami peut dormir calmement. A l’arrivée, les marins le déposent avec précaution sur le sol d’Ithaque. Rien n’est heurté, rien n’est brusqué.

    Ces passages de cette dernière étape avant le retour à Ithaque ainsi que de l’endormissement d’Odysseus/Ulysse étaient merveilleux et on n’avait de cesse de la relire. Oui, les gens gentils, c’était possible. Et, en grandissant, la petite fille solitaire, confrontée à des épreuves douloureuses, à de nombreux coups durs, à de longs moments de solitude, ainsi qu’à certaines personnes qui ne connaissaient que la violence comme mode d’expression, savait qu’il y avait toujours, quelque part, des gens gentils : Odysseus/Ulysse en était la preuve. Il ne fallait pas baisser les bras.

    Et on en a eu la preuve. Tous, qui que nous soyons, où que nous soyons, nous en avons la preuve qu’il est possible de faire le choix de prendre soin de l’autre parce qu’il existe des gens qui ignorent l’indifférence. C’est merveilleux, les livres, n’est-ce pas ? C’est vrai ce qu’on y raconte.

    « Ulysse, puisque c’est ma maison qui te reçoit, mon seuil de bronze que tu passes,
    mon haut plafond qui t’abrite, alors aucun danger que tu reprennes le chemin des errances »
    « et comme tout est bien arrangé par les soins de Sa Sainteté le vaillant Alkinoos :
    Il est monté à bord le ranger lui-même sous les bancs, que ça n’aille blesser personne, »
    « en un tournemain, regardez, l’escorte valeureuse réceptionne
    et conditionne les denrées au creux du vaisseau, nourriture et boissons,
    puis déroule, pour Ulysse, voyez ça, couverture et drap de lin,
    sur le ponton du vaisseau long, oui, à la poupe, qu’il dorme bien. »
    « Allez, on débarque du vaisseau (…)
    Mais d’abord Ulysse : voyez comme on le soulève du fond du bateau,
    Oui, tout enveloppé de lin dans sa couverture éclatante. »
    (L’Odyssée, trad. E. Lascoux, chant XIII, l. 4/6, l. 22/24, l. 71/75, l. 116/119)

    « Si tu as atteint le seuil de bronze, Ulysse
    de ma haute maison, c’est que tu n’iras plus errer
    avant d’être rendu, encore que tu aies tant souffert »
    « Alcinoos, Seigneur sacré, rangea tout avec soin
    sous les bancs, parcourant le pont lui-même, afin que rien
    n’allât gêner ses gens »
    « les superbes passeurs déposèrent vite les dons
    Dans le profond vaisseau, la boisson et la nourriture,
    Ils étendirent pour Ulysse un drap et un linon
    Sur le gaillard de poupe du profond navire, afin
    Qu’il pût dormir tranquille ; »
    Débarquant du vaisseau bien charpenté, les Phéaciens
    Emportèrent d’abord du profond vaisseau le héros
    Enroulé dans son drap moiré et son linon »
    (L’Odyssée, trad. Ph. Jaccottet, chant XIII, l. 4/6, l. 20/22, l. 71/75, l. 116/118)

    « Puisqu’à mon seuil de bronze et sous les hauts plafonds de ma demeure, Ulysse, te voici parvenu, tu n’auras plus, je crois, pour rentrer au logis de longues aventures, quels que soient les malheurs autrefois endurés ! »
    « Sa Force et Sa Sainteté, montant lui-même à bord, s’en alla disposer les objets sous les bancs pour que rien ne gênât les gens de l’équipage »
    « les nobles convoyeurs se hâtèrent de prendre les vivres pour la route et de les déposer dans le fond du vaisseau ; puis, des draps de linon, ils firent pour Ulysse, sur le gaillard de poupe, un lit où le héros dormirait loin du bruit. »
    « Ils sautent hors des bancs, prennent d’abord Ulysse et, du creux du vaisseau, l’enlèvent en ses draps et son linon moiré. »
    (L’Odyssée, trad. V. Bérard, chant XIII, l. 3/6, l. 20/22, l. 70/75, l. 116/118)

    « O Odysseus, puisque tu es venu dans ma haute demeure d’airain, je ne pense pas que tu erres de nouveau et que tu subisses d’autres maux pour ton retour »
    « Et la Force sacrée d’Alkinoos déposa les présents dans la nef ; et il les rangea lui-même sous les bancs des rameurs, afin que ceux-ci, en se courbant sur les avirons, ne les heurtassent point. »
    « aussitôt les marins joyeux montèrent sur la nef creuse et y déposèrent le vin et les vivres. Puis ils étendirent sur la poupe de la nef creuse un lit et une toile de lin, afin qu’Odysseus fût mollement couché. »
    « Et ceux-ci, étant sortis de la nef à bancs de rameurs, transportèrent d’abord Odysseus hors de la nef creuse, et, avec lui, le lit brillant et la toile de lin ; »
    (L’Odyssée, trad. Leconte de l’Isle, rhapsodie XIII, p. 216/217, p. 218, p. 219)


  • Odysseus/Ulysse. 5. Avec tout ce que j’ai fait pour toi.


    Donc, comme on le disait, on sait dès le début du chant I qu’Odysseus/Ulysse est vivant et bloqué quelque part, en partie parce que Poséïdon l’a dans le nez. Athéna en parle à Zeus, son père, et lui demande d’intervenir pour qu’Ulysse puisse enfin rentrer chez lui. Zeus accepte. Il envoie Hermès chez Calypso, la déesse qui retient Odysseus/Ulysse prisonnier depuis sept ans, pour faire part à cette dernière de sa décision : elle doit laisser partir Odysseus/Ulysse car son destin est de rentrer chez lui. C’est un ordre.
    C’est en piteux état qu’Odysseus/Ulysse était arrivé chez Calypso qui lui a sauvé la vie. Au début, tout se passe à merveille. Odysseus/Ulysse ne se sent pas prisonnier, d’autant que l’île est un paradis et que Calypso est une déesse magnifique. Crac ! crac ! Odysseus/Ulysse succombe aux charmes de Calypso qui le trouve pas mal non plus. Et voilà, tout nouveau, tout beau. Mais au bout d’un moment, c’est moins drôle : Odysseus/Ulysse se languit de chez lui. On peut se demander pourquoi puisque chez Calypso, il ne manque de rien et tout est en abondance ! Il pourrait même devenir immortel et vivre ainsi, pour toujours, sans rien faire (sauf quand il est occupé avec Calypso, bien sûr…), manger de bonnes choses, boire du bon vin, se dorer au soleil, etc. Profiter de la vie, pourrait-on dire. A Ithaque, petite île aride, il n’y a que de la pierre. Seulement, Ithaque, c’est chez lui. Ne dit-on pas qu’un petit chez soi est mieux qu’un grand chez les autres ?

    « C’est un endroit bon pour les chèvres »
    (L’Odyssée, trad. E. Lascoux, chant IV, l. 606).
    « Terre à chèvres »
    (L’Odyssée, trad. P. Jaccottet, chant IV, l. 606)
    « Elle nourrit plutôt les chèvres »
    (L’Odyssée, trad. Leconte de l’Isle, rhapsodie IV, p. 74)
    « Ce n’est qu’une île à chèvres »
    (L’Odyssée, trad. V. Bérard, chant IV, l. 606)




    Calypso est obligée de laisser repartir Odysseus/Ulysse, car il n’est pas question pour elle de désobéir à Zeus. Toutefois, elle exprime son mécontentement. Quand elle a recueilli Ulysse, il était perdu, il avait faim, il n’avait rien à se mettre, tous ses compagnons étaient morts, il était seul, il n’avait plus rien. Elle estime qu’elle lui a tout donné. Tout. A manger. A boire. Des vêtements. Du repos. De l’amour. De la tranquillité. Elle-même, ce qui n’est pas rien. Et maintenant, l’ingrat, le voilà qui veut rentrer chez lui ! Quand elle l’aide à tout préparer pour son départ, elle dresse à Odysseus/Ulysse un tableau épouvantable de ce qui l’attend quand il l’aura quittée : on ne sait jamais, il pourrait changer d’avis et vouloir rester...
    A titre personnel, on en a connu, des personnes qui pensaient comme cela, n’hésitant pas à dire : Avec tout ce que j’ai fait pour toi ! Faire naître la culpabilité chez l’autre, comme c’est courant, n’est-ce pas ? Universel. Comme l'Odyssée.
    « Lui, c’est bien moi qui l’ai aimé, moi encore qui l’ai nourri, moi toujours qui lui ai promis
    de le rendre immortel, et de lui épargner la vieillesse ! »
    « Tu veux donc comme ça t’en retourner chez toi, dans ta patrie,
    là, tout de suite, c’est cela ? Dans ce cas, je te souhaite bien du plaisir !
    Oui, car si tu connaissais vraiment, si ton esprit savait tout ce que le destin te réserve, avant d’atteindre ta patrie, ma foi,
    tu choisirais sûrement la tranquillité de mon foyer, avec moi, et l’immortalité, tiens, oh oui. »
    (L’Odyssée, trad. E. Lascoux, chant V, l. 135/137 et l. 204/209)

    « Et moi je l’accueillis, je le nourris, je lui promis de le rendre immortel, et qu’il ne vieillirait jamais »
    « Ainsi tu veux rentrer chez toi, dans ta patrie,
    Maintenant, sans attendre… Alors, et malgré tout, adieu !
    Certes, si tu pouvais imaginer tous les soucis
    que le sort te prodiguera jusqu’au jour de ton retour,
    tu resterais »
    (L’Odyssée, trad. P. Jaccottet, chant V, l. 135/136 et l. 204/208)

    « parce que je garde auprès de moi un homme mortel que j’ai sauvé et recueilli seul sur sa carène (…) Et je l’aimai et je le recueillis, et je me promettais de le rendre immortel et de le mettre pour toujours à l’abri de la vieillesse »
    « Divin Laertiade, subtil Odysseus, ainsi, tu veux donc retourner dans ta demeure et dans la chère terre de la patrie ? Cependant, reçois mon salut. Si tu savais dans ton esprit combien de maux il est dans ta destinée de subir avant d’arriver à la terre de ta patrie, certes, tu resterais ici avec moi. »
    (LOdyssée, trad. Leconte de l’Isle, rhapsodie V, p. 87 et pp. 89/90.

    « Ce mortel, c’est moi qui l’ai sauvé (…) c’est moi qui l’accueillis, le nourris, lui promis de le rendre immortel et jeune à tout jamais. »
    « Fils de Laërte, écoute, ô rejeton des dieux, Ulysse aux mille ruses ! … C’est donc vrai qu’au logis, au pays de tes pères, tu penses à présent t’en aller ? … tout de suite ? … Adieu donc malgré tout !... Mais si ton cœur pouvait savoir de quels chagrins le sort doit te combler avant ton arrivée à la terre natale, c’est ici, près de moi, que tu voudrais rester pour garder ce logis et devenir un dieu. »
    (L’Odyssée, trad. V. Bérard, chant V, l. 130, l. 134/136, l. 202/206)